La vie culturelle dans les écrits personnels : les archives Passe-Mémoire

Andrée Lévesque

 

Elles et ils lisent, vont au cinéma et au théâtre, chantent en écoutant la radio, pour ensuite en parler dans leur journal ou partager leurs impressions par lettre. Les Archives Passe-Mémoire (APM), dédiées aux écrits de « gens ordinaires », contiennent plusieurs témoignages qui renseignent sur les goûts de l’heure et sur l’accessibilité des biens culturels à différentes époques en matière de littérature, de musique, de théâtre, de cinéma, de beaux-arts, et beaucoup moins souvent, d’architecture, de photographie, de danse ou de sculpture. On se tourne vers les arts et la culture pour se distraire, se « cultiver » ou s’instruire et, les livres y occupent toujours une place prédominante. Quelques exemples puisés dans différents fonds déposés aux APM offrent un aperçu de ce que révèlent les écrits personnels à propos de la vie culturelle des personnes qui ont offert leurs archives. Parcours de lecture, motivations à lire, sources des choix, place des pratiques artistiques dans la vie quotidienne, enthousiasmes et découvertes surprenantes : les écrits personnels offrent un matériau riche dont l’interprétation n’est cependant pas toujours évidente.

Parcours et raisons de lire

Pour découvrir le parcours de lectrice d’une adolescente durant les années 1950, il faut consulter Micheline D. En 1949, elle a 14 ans quand elle commence à énumérer les livres qu’elle a lus. Elle puise d’abord dans la Bibliothèque de Suzette pour découvrir Berthe Bernage et Maud Giraud. Suivront les Arsène Lupin de Maurice Leblanc et, dans un tout autre genre, Guy de Larigaudie et Alphonse Daudet. À partir de 1951, chaque livre se mérite un paragraphe qui en présente le thème ou l’appréciation de la jeune lectrice. Elle est ensuite passée à Germaine Guèvremont, Isabelle des Rivières et Saint-Exupéry. En 1953, elle rédige de véritables comptes rendus de ses innombrables lectures : « Olympio [d’]André Maurois. Me voilà définitivement réconciliée avec André Maurois. (Son talent est indiscutable) », écrit-elle à 18 ans. Et suivant cet élan, elle poursuivra ces recensions durant sept décennies…

D’autres lisent dans leurs temps libres, en vacances, et même au travail. Rolande C. n’a pas toujours d’emploi, mais elle décroche parfois de petits boulots et lit pour passer le temps. En 1987, quand elle travaille à la morgue comme réceptionniste, elle plonge dans Jalna de Mazo de la Roche.

Parfois, la lecture est un pis-aller : « Nous sommes en 1927, pas de radio, encore moins de télé, quoi faire durant les vacances ? Tricoter, lire Bécassine, la comtesse de Ségur, se promener sur le trottoir de ciment en patins roulettes ? », écrit Cécile R.

Il arrive qu’on confie à son journal ce qui nous pousse vers tel ou tel livre. En 1979, quand un agronome entreprend, à 40 ans, de rédiger son journal, il va d’abord puiser chez des diaristes célèbres. « Pour apprendre à rédiger un journal, j’aimerais lire celui de Julien Green. À la librairie Garneau à Lévis, on m’a dit que plusieurs titres n’étaient pas disponibles dans la collection Livres de poche. Je ne suis tout de même pas pour l’acheter dans la collection La Pléiade. Une cinquantaine de dollars sûrement ». Il lira aussi André Gide.

En 1919, Anna-Marie et Jean-Baptiste, 22 et 24 ans, se fréquentent surtout par l’écriture. Catholiques convaincus, ils se suggèrent mutuellement des livres édifiants et se préparent au mariage en lisant des ouvrages sur… le mariage. Elle consulte Vers le mariage du père Charruau, jésuite. Dans une veine plus profane, elle découvre aussi une « édition corrigée » de Quo Vadis? de Sienkiewicz. De son côté, Jean s’informe dans Ce que toute jeune femme devrait savoir.

Classes, goûts et circonstances

Si la lecture s’est démocratisée au XIXe siècle avec la montée de l’alphabétisme, le cinéma a pour sa part toujours été près des masses, si bien qu’à Montréal on compte une quarantaine de salles en 1910. On va au cinéma pour se divertir, mais les circonstances varient et les fréquentations se font parfois dans l’obscurité des salles de projection. Dans les années 1930, Julia et son fiancé prennent le tramway pour aller voir un film américain. Pendant la Deuxième guerre mondiale, les militaires mentionnent également les films qu’ils regardent dans leurs écrits personnels. Il y a peu de loisirs pendant la soirée, surtout s’ils font leur entrainement sur une base militaire éloignée. Pour égayer les lettres qu’ils envoient à leurs fiancées, plusieurs militaires évoquent les films qu’ils ont visionnés, la plupart américains, et se risquent parfois même à les commenter. À partir des années cinquante, la télévision devient rapidement le médium culturel le plus accessible. Pourtant, peu de diaristes mentionnent leurs émissions préférées.

Les « gens ordinaires », ceux pour qui les APM ont d’abord été créées, vont peu au théâtre ou au musée, que ce soit parce que le coût les décourage, parce qu’ils n’en ont pas l’habitude ou encore parce qu’ils vivent souvent loin des grands centres. Lorsqu’on peut voyager, c’est à l’étranger qu’on fréquente les musées. C’est ainsi qu’en 1881, monsieur Godin découvre au Louvre des « statues, tant d’hommes que de femmes, qui sont complètement nus ».

L’opéra, qu’on écoute surtout sur disque, est apprécié par toutes les classes sociales. À Québec, autour de 1919, Juliette a la chance de se faire offrir un billet pour l’opéra Rigoletto présenté à l’Auditorium (le futur Capitol). Des trois opéras qu’elle a vus, Rigoletto est celui qui lui a laissé un souvenir inoubliable, tel qu’elle le raconte à son neveu qui a enregistré son témoignage plusieurs années plus tard : « Mais écoute un peu, on n’était pas dans l’bas, parce que tout en bas c’t’ait toute en belles robes longues, pis les manteaux… les grands manteaux en hermine pis en vison. On était au premier balcon nous autres ». Ces grandes sorties à l’opéra restent toutefois exceptionnelles et elle consomme surtout des films à l’Empire et au cinéma de Paris : « Y’avait pas beaucoup d’films en français dans c’temps-là, c’tait plutôt des films en américain. C’tait en anglais mais on comprenait. On comprenait parc’qu’on voyait c’qui s’passait ».

Les archives qui privilégient les écrits de “gens ordinaires” recèlent aussi ceux de notaires, de médecins, de journalistes ou de professeurs d’université. Ces gens habitent les grandes villes, Montréal ou Québec, et sont plus adeptes de la culture dite « savante » : ils et elles assistent aux concerts et fréquentent les théâtres – en gardent parfois les programmes – et fréquentent les galeries d’art. Ainsi, le notaire Pépin est un esthète et un collectionneur. Son cercle d’amis comprend des comédiens, des décorateurs, des peintres et des scénographes. Lui-même a fait relier des recueils de poésie, a légué plusieurs carnets et cahiers de croquis et illustre ses récits de voyage. Son fonds renferme ses critiques d’art, de peinture, de musique et d’architecture, dont certaines furent publiées dans le Devoir entre 1958 et 1961. Il est loin d’être le seul à avoir intégré des croquis, des aquarelles, des dessins et d’autres petites esquisses à ses documents manuscrits.

Peintres du dimanche et poètes occasionnels ont également légué des créations qui font le bonheur des chercheurs·euses. Plusieurs diaristes s’aventurent à écrire des poèmes, parfois pour leur fiancée ou simplement parce que les circonstances les émeuvent et les inspirent. Les APM possèdent également le fonds du secrétaire du Cercle des poètes de la Montérégie. On y retrouve la correspondance, versifiée, d’un pharmacien qui signe de Roquebrune. Le chanteur et interprète Pierre-André Morin, membre du même Cercle des poètes, correspond aussi en vers. Morin est metteur en scène et son fonds nous laisse entrevoir l’importance du théâtre amateur en dehors des grands centres.

La musique, surtout écoutée sur disques, occupe une place importante dans la vie des gens de tous les milieux. Il fut un temps où l’on copiait les paroles de chansons populaires ou folkloriques ; on les retrouve aujourd’hui dans les fonds des hommes et des femmes qui les ont aimées. Plusieurs mélomanes confient à leur journal leurs goût musicaux. Certains se font compositeurs et laissent dans leur fonds des partitions musicales. À côté de ces amateurs, le fonds de la grande organiste Monique Gendron renferme des partitions de son répertoire et des programmes des récitals qu’elle et Réjean Magny offraient dans leur salon.

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Tous ces vestiges de créations culturelles appréciées par les publics de différentes époques suscitent nombre de questions. La première est celle de la représentativité. Il serait imprudent de généraliser nos constats à partir des réflexions de quelques correspondants·es ou épistoliers·ères. D’autres gestes interprétatifs restent cependant à notre portée, qu’il faut cependant imaginer à partir du matériau même qui nous est offert. Au-delà de la sélection et des mentions, les sources documentent la place occupée par la culture dans la vie courante, la récurrence ou l’exceptionnalité des usages, les pratiques individuelles ou collectives, les rituels, etc. En lisant Germaine Guèvremont ou en applaudissant Paul Claudel, chacun et chacune contribue à la circulation de la culture à son époque, et sur un plan plus personnel, forme son goût et son jugement, glane une inspiration. Quant aux critiques de la culture artistique, peu nombreuses, elles demeurent subjectives et reflètent des critères davantage liés à l’esprit du temps ou au milieu de vie de la personne qui donne son opinion. La conservation des écrits personnels permet également parfois de récolter quelques productions artistiques, surtout dans le registre amateur, intercalées entre les pages d’un journal.

 

 

Andrée Lévesque

Professeure émérite, Université McGill

 

Archives Passe-Mémoire

https://www.archivespassememoire.org/

 

Pour citer ce texte : Andrée Lévesque (24 novembre 2024), « La vie culturelle dans les Archives Passe-Mémoire », Carnet de recherche En Amont, consulté le 2025 à l’adresse https://chairehistoireculturelle.uqam.ca/la-vie-culturelle-dans-les-ecrits-personnels-les-archives-passe-memoire/

 

Andrée Lévesque est une historienne spécialiste de l’histoire du Québec au XXe siècle, de l’histoire de la gauche et de l’histoire des femmes. Ses travaux portent surtout sur les groupes et sur les individus marginalisés, soit politiquement comme le Parti communiste au Canada, soit socialement comme les femmes criminalisées. Ses biographies de Jeanne Corbin, militante communiste, et d’Éva Circé-Côté, libre-penseuse québécoise, s’inscrivent dans cette recherche d’une histoire des résistances à l’ordre établi. Andrée Lévesque est membre du Groupe d’histoire de Montréal. Elle est une des fondatrices des Archives Passe-Mémoire consacrées aux écrits autobiographiques. Son plus récent ouvrage, Les filles de Jeanne. Histoire de vies anonymes 1658-1915 est paru en 2024 aux Éditions du remue-ménage.

 

 

Le carnet de recherche En amont s’intéresse aux gestes préalables de la recherche, en ciblant plus spécifiquement les défis engendrés par la production d’une histoire culturelle plurielle et davantage inclusive. Y est abordé un vaste éventail de sujets, qui vont du repérage des sources et des questions liées à la documentation, jusqu’aux moyens de diffusion et aux stratégies visant à maximiser l’impact des travaux de recherche sur les publics.  Notre attention se portera également sur les cadrages et les perspectives théoriques et méthodologiques qui innovent ou facilitent des travaux jusqu’alors difficiles à réaliser, de même que sur l’apport et les limites des humanités numériques, ainsi que sur les enjeux liés au genre et aux classes sociales dans la recherche. Enfin, nous appuyant sur les savoirs acquis par vingt-cinq années de travaux réalisés en collégialité, nous tendrons à démystifier et à valoriser les modes de coopérations interdisciplinaires, la conduite de travaux de très longue haleine ainsi que le travail scientifique réalisé en grandes équipes. En plus d’accompagner le déploiement de la programmation de la Chaire de recherche en histoire culturelle des pratiques non dominantes, En amont rassemble des contributions de spécialistes d’horizons disciplinaires, géographiques et générationnels multiples.

Responsable

Chantal Savoie

Secrétaire de rédaction

Annie Talbot

Disciplines

Histoire culturelle, études littéraires, femmes et questions liées au genre, cultures populaires, médias, études culturelles, interdisciplinarité, sociologie de la culture, humanités numériques.

Thèmes

Sources et documentation de la recherche, perspectives théoriques et méthodologiques, histoire des femmes et enjeux liés au genre, histoire culturelle des classes sociales dominées, historiographie, humanités numériques, enseignement, travail collaboratif en recherche.

URL du carnet

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